Les dimensions doctrinales
Les dimensions doctrinales
Les débats ayant suivi les conflits de l'époque ommeyade prirent une dimension pleinement théologique et beaucoup de systèmes apparurent... |
Les dimensions doctrinales:
Le premier système en date et celui qui marqua le plus la pensée musulmane des VIIIe-Xe siècles fut le mu'tazilisme. On ignore quel fut exactement la genèse de ce courant de pensée, qui se développa sans doute, nous l'avons dit, à partir des positions qadarites quand celles-ci, à partir de la défaite des Omeyyades, perdirent leur caractère strictement politique. Les hérésiographes font remonter la formation de l'école aux deux figures principales du grand savant que fut Wāsil ibn 'Atā' (m. en 748) et du pieux 'Amr ibn 'Ubayd (m. en 762), qui fut à la fin de sa vie influent à la cour du calife abbasside Mansūr. On raconte que Wāsil avait commencé par assister à Bassora aux enseignements du grand savant sunnite Hasan Basrī (m. en 730). Un jour, Hasan fut interrogé sur la question épineuse entre toutes du statut du Musulman commettant des péchés graves. Comme le maître gardait un temps de silence avant de répondre, Wāsil prit la parole pour proposer sa conception du pécheur comme relevant d'un statut intermédiaire, n'étant ni complètement croyant ni vraiment mécréant; puis il rassembla ceux qui étaient prêts à l'écouter dans un autre endroit dans la mosquée de Bassora. Cette anecdote montrant comment Wāsil s'est isolé, retiré (i'tazala) du giron sunnite est donnée pour expliquer l'étymologie du nom de l'école mu'tazilite; s'il n'est pas sûr qu'elle soit historiquement authentique, elle situe néanmoins le mu'tazilisme sur ce qui a dû être son intuition première: sortir de l'opposition frontale entre kharédjisme, chiisme et sunnisme pour construire un Islam politiquement plus neutre et doctrinalement mieux adapté aux nouvelles conditions de l'empire.
Le mu'tazilisme, qui apparaît sous sa forme achevée au début du IXe siècle, n'a pas été un mouvement politiquement homogène et doctrinalement unifié. On distingue un certain nombre de sous-écoles, dont principalement, pour simplifier, une école de Bassora, plutôt pro-abbasside, dont les principaux protagonistes furent Abū al-Hudhayl 'Allāf (m. en 840), Nadhām (m. en 845), Hishām Fuwatī (m. vers 816) et le grand écrivain al Jāhidh (m. en 868), parmi beaucoup d'autres; et une école de Baghdad, avec Bishr ibn al-Mu'tamir (m. en 825) et le cadi Ibn Abī Du'ād (m. en 854), manifestant certaines tendances pro-alides. Mais quoiqu'il en soit, l'ensemble des théologiens mu'tazilites professaient la même attitude de base, à savoir la confiance en la raison humaine comme fondement de la réflexion religieuse. Cela ne signifie pas que les Mu'tazilites aient été des "rationalistes, puisqu'ils adhéraient dès le départ au donné révélé, ni qu'ils aient rejeté en soi le recours aux hadīths pour expliquer le Coran ou les questions métaphysiques. Mais ils avaient la conviction que le raisonnement discursif était un instrument indispensable à l'intelligence du dogme. Le Coran en effet ne peut selon eux mentionner des propositions qui soient contraires à la raison, laquelle, tout comme le contenu de la Révélation, dérive de la même Sagesse divine. Cette foi dans le raisonnement humain a orienté le discours théologique mu'tazilite sur les deux grands axes de réflexion qui furent les siens: l'unité divine d'une part, la justice de Dieu de l'autre.
- La question de l'unité divine (tawhīd) est directement liée à la compréhension du texte coranique. Ce dernier attribue à Dieu un certain nombre de qualités -le pouvoir, la science, la vie etc. Fallait-il les comprendre comme des attributs coéternels à l'Essence divine? Les Mu'tazilites récusèrent vigoureusement cette interprétation. Pour eux, Dieu étant totalement Un, ne pouvait connaître aucune multiplicité, aucune division interne. Parler d'un Pouvoir ou d'une Science divine éternelle revenait selon eux à rejoindre la problématique des chrétiens définissant la Trinité. A leurs yeux, les attributs de Pouvoir ou de Science par exemple sont des modalités de l'Essence divine, dépourvues d'existence en elles-mêmes.
Un attribut divin posa un problème particulièrement délicat, celui de la Parole, car il s'agissait de définir la nature même du Coran. La piété populaire tendait en effet à considérer le Coran comme la parole éternelle de Dieu, inscrite sur la mystérieuse "Table Gardée" (Coran, LXXXV, 22) puis révélée par fragments à Muhammad. Les Mu'tazilites refusaient l'idée d'un Verbe de Dieu qui soit coéternel à son Essence: ils professèrent donc le principe du Coran créé dans le temps. Ce débat sur la création ou l'incréation du Texte sacré fut particulièrement vif et acharné, car il engageait plus concrètement encore la foi vécue de beaucoup de Musulmans.
La discussion sur l'unité divine engloba également la question des expressions "anthropomorphiques" dans le Coran, c'est-à-dire plusieurs passages où il est fait mention des "mains" de Dieu, de son "visage de son "oeil"; où il est dit qu'à la fin de son acte de création, Dieu s'est "assis sur son Trône"; où il est affirmé que les bienheureux, dans l'Au-delà, "verront leur Seigneur". Ces expressions gênaient la volonté de rationalité manifestée par les Mu'tazilites. Pour ceux-ci, Dieu étant totalement incorporel, il n'était absolument pas question de lui attribuer des membres, ou quoi que ce soit qui rappelle des qualités physiques. Aussi interprétaient-ils les passages coraniques en question comme des images, des métaphores: la main de Dieu signifiait sa Puissance, son oeil évoquait sa Science, etc. Là aussi, ces prises de position contrariaient une partie de l'opinion publique musulmane pour qui le Coran était totalement et intégralement vrai dans sa lettre même, et qui refusaient le principe de l'interprétation allégorique.
- La deuxième grande question théologique abordée par les Mu'tazilites fut celle de la justice divine. Elle aussi avait ses origines dans les exigences de l'exégèse coranique. Le Coran affirme dans de très nombreux passages que les mécréants et les pécheurs (les deux étant la plupart du temps confondus) connaîtront les supplices éternels de l'Enfer, alors que les croyants vivront dans l'Au-delà les délices du Paradis. Cette affirmation suppose que chaque homme est responsable de ses actes, et cette responsabilité est d'ailleurs évoquée dans plusieurs versets de façon explicite. Mais il existe simultanément une autre série de versets affirmant que si les mécréants persistent dans le doute et le péché, c'est que Dieu l'a voulu ainsi car "(Il) guide qui Il veut et Il égare qui Il veut" (Coran XVI, 93); et que, plus globalement encore, Dieu décide qui connaîtra la Félicité et qui connaîtra la Damnation. Ce grave débat sur la prédestination et le libre-arbitre avait déjà atteint, nous l'avons vu, beaucoup d'ampleur à l'époque ommeyade, où les tenants des courants opposés, qadarites et jabrites, avaient échangé maints arguments et appelé de nombreux hadīths à la rescousse. Les Mu'tazilites, ici aussi, firent intervenir un principe de rationalité. Ils trouvaient inconcevable que Dieu puisse ne pas récompenser la foi et la vertu ou ne pas punir le péché, c'est-à-dire qu'Il agisse suivant une autre règle que la Loi qu'Il avait enseignée aux hommes. Bien plus, Dieu étant parfait, parfaitement juste, il ne pouvait agir que pour le mieux et le plus juste, sans aucun arbitraire ou changement de volonté. De ce principe procédaient les deux principales thèses mu'tazilites sur la question:
1- Chaque homme possède un pouvoir propre de décision, un libre-arbitre qui lui permet d'engager son propre choix dans les actes importants qu'il pose. Les joies du Paradis et les peines de l'Enfer sont donc une rétribution juste et précise des actes accomplis durant la vie d'ici-bas. Les Mu'tazilites reprirent ici l'idée déjà énoncée par les qadarites à l'époque ommeyade, en l'accompagnant d'une argumentation théologique très étoffée.
2- Le musulman coupable d'un péché grave et non repenti connaîtra l'Enfer éternel. Son statut ici-bas dans la société musulmane est intermédiaire: il doit être combattu et châtié, mais ne perd toutefois pas sa qualité de Musulman (option très différente donc de celle des Kharédjites pour qui le Musulman pécheur est assimilable à un mécréant, kāfir).
Il est impossible de résumer, même brièvement, les éléments du débat qui opposa les Mu'tazilites à leurs adversaires, principalement aux Sunnites. Deux points simplement doivent être soulignés. Pour les Sunnites, à la différence des Mu'tazilites, le raisonnement discursif n'est pas un fondement reconnu dans la recherche de la vérité religieuse: celle-ci se fonde sur le Coran et le hadīth, que la raison humaine doit s'efforcer de comprendre avec humilité sans intervenir d'autorité. Si le Coran ou le hadīth affirment par exemple que les bienheureux, dans le Paradis, verront Dieu, le croyant doit admettre telle quelle cette affirmation, y soumettant son intelligence, non en soumettant le Texte sacré aux exigences de son propre raisonnement d'être humain limité.
Une deuxième divergence radicale entre Mu'tazilites et Sunnites est que ces derniers n'admettent pas l'existence d'un ordre naturel du bien ou du juste. Est bien ce que Dieu ordonne, est mal ce qu'Il défend. Les choix divins sont rigoureusement incompréhensibles à l'homme, qui n'est absolument pas en droit de supposer que Dieu doit par exemple nécessairement récompenser la vertu ou punir le péché. Dieu fait ce qu'il veut, l'homme n'a pas à Lui demander des comptes, mais doit accepter avec confiance les prescriptions du Texte sacré en matière de morale, ainsi que le destin concret qui lui est personnellement assigné.
Effectivement, l'apparence très abstraite des discussions qui ont eu lieu ne doivent pas cacher leurs enjeux réels: c'étaient bel et bien deux visions divergentes de la vie religieuse, de la morale et de la théologie qui s'affrontaient, deux islams très différents qui se disputaient la suprématie sur l'opinion de leurs coreligionnaires. Le mu'tazilisme apparut et se développa à la fin du VIIIe et au début du IXe siècle, et connut la faveur des milieux intellectuels urbains, notamment à la cour des califes. Il connut son apogée à l'époque du calife Ma'mūm qui régna de 813 à 833. Ce souverain très cultivé et éclairé inclinait lui-même vers une vision de la religion de type mu'tazi1ite. Il était en outre préoccupé de désamorcer la crise politico-religieuse opposant les Chiites modérés aux Sunnites, et voyait dans l'Islam des Mu'tazi1ites une "troisième voie" susceptible d'apaiser, à longue échéance, les esprits de ses sujets. Il s'entoura de conseillers mu'tazi1ites, dont le grand cadi Ibn Abī Du'ād et le mu'tazilisme devint la doctrine dominante de l'empire: le dogme de la création du Coran fut proclamé officiellement en 927.
Toutefois, cette tentative se solda par un échec profond. Le mu'tazilisme n'avait touché en fait qu'une classe restreinte d'intellectuels et de politiques, mais le petit peuple musulman et une bonne partie du personnel judiciaire resta fidèle au dogme du Coran incréé, à l'interprétation littérale du Coran et du hadīth, à l'idée de prédestination divine. L'opposition à la dogmatique mu'tazi1ite fut menée et symbolisée en la personne de Ibn Hanbal (m. en 855), savant et juriste réputé qui refusa d'accepter le dogme de la création du Coran, même lorsqu'en 833 ce refus devint passible de peines légales infligées par une sorte d'inquisition d'état: la persécution dont il fut l'objet ne fit que renforcer son prestige. Les deux successeurs de Ma'mūn maintinrent encore la suprématie du mu'tazi1isme, mais en 848, le nouveau calife Mutawakkil opéra une volte-face complète: le sunnisme devint la doctrine officielle de l'empire, Ibn Hanbal fut comblé d'honneurs, et le mu'tazilisme fut pourchassé à son tour. Il ne se relèvera pas de ces persécutions, -même si les siècles postérieurs connurent encore plusieurs grandes figures de théologiens s'en réclamant, comme Abū 'Alī Jubbā'ī (m. en 915), son fils Abū Hāshim Jubbā'ī (m. en 933) ou, beaucoup plus tard, le célèbre philologue Zamakhshari (m. en 1144).
Cet affaiblissement définitif du mu'tazilisme ne signifia pas pour autant la disparition de toute théologie spéculative en terre d'islam. L'étroit littéralisme de Ibn Hanbal et de ses partisans ne satisfaisaient pas de nombreux intellectuels musulmans, inquiets au demeurant de la progression de diverses formes de libre-pensée, de dualisme et de la pensée strictement philosophique. Le Xe siècle vit l'apparition d'une nouvelle forme kalām, respectueux de l'orthodoxie sunnite cette fois-ci dont le premier grand représentant fut Ash'arī.
Le premier système en date et celui qui marqua le plus la pensée musulmane des VIIIe-Xe siècles fut le mu'tazilisme. On ignore quel fut exactement la genèse de ce courant de pensée, qui se développa sans doute, nous l'avons dit, à partir des positions qadarites quand celles-ci, à partir de la défaite des Omeyyades, perdirent leur caractère strictement politique. Les hérésiographes font remonter la formation de l'école aux deux figures principales du grand savant que fut Wāsil ibn 'Atā' (m. en 748) et du pieux 'Amr ibn 'Ubayd (m. en 762), qui fut à la fin de sa vie influent à la cour du calife abbasside Mansūr. On raconte que Wāsil avait commencé par assister à Bassora aux enseignements du grand savant sunnite Hasan Basrī (m. en 730). Un jour, Hasan fut interrogé sur la question épineuse entre toutes du statut du Musulman commettant des péchés graves. Comme le maître gardait un temps de silence avant de répondre, Wāsil prit la parole pour proposer sa conception du pécheur comme relevant d'un statut intermédiaire, n'étant ni complètement croyant ni vraiment mécréant; puis il rassembla ceux qui étaient prêts à l'écouter dans un autre endroit dans la mosquée de Bassora. Cette anecdote montrant comment Wāsil s'est isolé, retiré (i'tazala) du giron sunnite est donnée pour expliquer l'étymologie du nom de l'école mu'tazilite; s'il n'est pas sûr qu'elle soit historiquement authentique, elle situe néanmoins le mu'tazilisme sur ce qui a dû être son intuition première: sortir de l'opposition frontale entre kharédjisme, chiisme et sunnisme pour construire un Islam politiquement plus neutre et doctrinalement mieux adapté aux nouvelles conditions de l'empire.
Le mu'tazilisme, qui apparaît sous sa forme achevée au début du IXe siècle, n'a pas été un mouvement politiquement homogène et doctrinalement unifié. On distingue un certain nombre de sous-écoles, dont principalement, pour simplifier, une école de Bassora, plutôt pro-abbasside, dont les principaux protagonistes furent Abū al-Hudhayl 'Allāf (m. en 840), Nadhām (m. en 845), Hishām Fuwatī (m. vers 816) et le grand écrivain al Jāhidh (m. en 868), parmi beaucoup d'autres; et une école de Baghdad, avec Bishr ibn al-Mu'tamir (m. en 825) et le cadi Ibn Abī Du'ād (m. en 854), manifestant certaines tendances pro-alides. Mais quoiqu'il en soit, l'ensemble des théologiens mu'tazilites professaient la même attitude de base, à savoir la confiance en la raison humaine comme fondement de la réflexion religieuse. Cela ne signifie pas que les Mu'tazilites aient été des "rationalistes, puisqu'ils adhéraient dès le départ au donné révélé, ni qu'ils aient rejeté en soi le recours aux hadīths pour expliquer le Coran ou les questions métaphysiques. Mais ils avaient la conviction que le raisonnement discursif était un instrument indispensable à l'intelligence du dogme. Le Coran en effet ne peut selon eux mentionner des propositions qui soient contraires à la raison, laquelle, tout comme le contenu de la Révélation, dérive de la même Sagesse divine. Cette foi dans le raisonnement humain a orienté le discours théologique mu'tazilite sur les deux grands axes de réflexion qui furent les siens: l'unité divine d'une part, la justice de Dieu de l'autre.
- La question de l'unité divine (tawhīd) est directement liée à la compréhension du texte coranique. Ce dernier attribue à Dieu un certain nombre de qualités -le pouvoir, la science, la vie etc. Fallait-il les comprendre comme des attributs coéternels à l'Essence divine? Les Mu'tazilites récusèrent vigoureusement cette interprétation. Pour eux, Dieu étant totalement Un, ne pouvait connaître aucune multiplicité, aucune division interne. Parler d'un Pouvoir ou d'une Science divine éternelle revenait selon eux à rejoindre la problématique des chrétiens définissant la Trinité. A leurs yeux, les attributs de Pouvoir ou de Science par exemple sont des modalités de l'Essence divine, dépourvues d'existence en elles-mêmes.
Un attribut divin posa un problème particulièrement délicat, celui de la Parole, car il s'agissait de définir la nature même du Coran. La piété populaire tendait en effet à considérer le Coran comme la parole éternelle de Dieu, inscrite sur la mystérieuse "Table Gardée" (Coran, LXXXV, 22) puis révélée par fragments à Muhammad. Les Mu'tazilites refusaient l'idée d'un Verbe de Dieu qui soit coéternel à son Essence: ils professèrent donc le principe du Coran créé dans le temps. Ce débat sur la création ou l'incréation du Texte sacré fut particulièrement vif et acharné, car il engageait plus concrètement encore la foi vécue de beaucoup de Musulmans.
La discussion sur l'unité divine engloba également la question des expressions "anthropomorphiques" dans le Coran, c'est-à-dire plusieurs passages où il est fait mention des "mains" de Dieu, de son "visage de son "oeil"; où il est dit qu'à la fin de son acte de création, Dieu s'est "assis sur son Trône"; où il est affirmé que les bienheureux, dans l'Au-delà, "verront leur Seigneur". Ces expressions gênaient la volonté de rationalité manifestée par les Mu'tazilites. Pour ceux-ci, Dieu étant totalement incorporel, il n'était absolument pas question de lui attribuer des membres, ou quoi que ce soit qui rappelle des qualités physiques. Aussi interprétaient-ils les passages coraniques en question comme des images, des métaphores: la main de Dieu signifiait sa Puissance, son oeil évoquait sa Science, etc. Là aussi, ces prises de position contrariaient une partie de l'opinion publique musulmane pour qui le Coran était totalement et intégralement vrai dans sa lettre même, et qui refusaient le principe de l'interprétation allégorique.
- La deuxième grande question théologique abordée par les Mu'tazilites fut celle de la justice divine. Elle aussi avait ses origines dans les exigences de l'exégèse coranique. Le Coran affirme dans de très nombreux passages que les mécréants et les pécheurs (les deux étant la plupart du temps confondus) connaîtront les supplices éternels de l'Enfer, alors que les croyants vivront dans l'Au-delà les délices du Paradis. Cette affirmation suppose que chaque homme est responsable de ses actes, et cette responsabilité est d'ailleurs évoquée dans plusieurs versets de façon explicite. Mais il existe simultanément une autre série de versets affirmant que si les mécréants persistent dans le doute et le péché, c'est que Dieu l'a voulu ainsi car "(Il) guide qui Il veut et Il égare qui Il veut" (Coran XVI, 93); et que, plus globalement encore, Dieu décide qui connaîtra la Félicité et qui connaîtra la Damnation. Ce grave débat sur la prédestination et le libre-arbitre avait déjà atteint, nous l'avons vu, beaucoup d'ampleur à l'époque ommeyade, où les tenants des courants opposés, qadarites et jabrites, avaient échangé maints arguments et appelé de nombreux hadīths à la rescousse. Les Mu'tazilites, ici aussi, firent intervenir un principe de rationalité. Ils trouvaient inconcevable que Dieu puisse ne pas récompenser la foi et la vertu ou ne pas punir le péché, c'est-à-dire qu'Il agisse suivant une autre règle que la Loi qu'Il avait enseignée aux hommes. Bien plus, Dieu étant parfait, parfaitement juste, il ne pouvait agir que pour le mieux et le plus juste, sans aucun arbitraire ou changement de volonté. De ce principe procédaient les deux principales thèses mu'tazilites sur la question:
1- Chaque homme possède un pouvoir propre de décision, un libre-arbitre qui lui permet d'engager son propre choix dans les actes importants qu'il pose. Les joies du Paradis et les peines de l'Enfer sont donc une rétribution juste et précise des actes accomplis durant la vie d'ici-bas. Les Mu'tazilites reprirent ici l'idée déjà énoncée par les qadarites à l'époque ommeyade, en l'accompagnant d'une argumentation théologique très étoffée.
2- Le musulman coupable d'un péché grave et non repenti connaîtra l'Enfer éternel. Son statut ici-bas dans la société musulmane est intermédiaire: il doit être combattu et châtié, mais ne perd toutefois pas sa qualité de Musulman (option très différente donc de celle des Kharédjites pour qui le Musulman pécheur est assimilable à un mécréant, kāfir).
Il est impossible de résumer, même brièvement, les éléments du débat qui opposa les Mu'tazilites à leurs adversaires, principalement aux Sunnites. Deux points simplement doivent être soulignés. Pour les Sunnites, à la différence des Mu'tazilites, le raisonnement discursif n'est pas un fondement reconnu dans la recherche de la vérité religieuse: celle-ci se fonde sur le Coran et le hadīth, que la raison humaine doit s'efforcer de comprendre avec humilité sans intervenir d'autorité. Si le Coran ou le hadīth affirment par exemple que les bienheureux, dans le Paradis, verront Dieu, le croyant doit admettre telle quelle cette affirmation, y soumettant son intelligence, non en soumettant le Texte sacré aux exigences de son propre raisonnement d'être humain limité.
Une deuxième divergence radicale entre Mu'tazilites et Sunnites est que ces derniers n'admettent pas l'existence d'un ordre naturel du bien ou du juste. Est bien ce que Dieu ordonne, est mal ce qu'Il défend. Les choix divins sont rigoureusement incompréhensibles à l'homme, qui n'est absolument pas en droit de supposer que Dieu doit par exemple nécessairement récompenser la vertu ou punir le péché. Dieu fait ce qu'il veut, l'homme n'a pas à Lui demander des comptes, mais doit accepter avec confiance les prescriptions du Texte sacré en matière de morale, ainsi que le destin concret qui lui est personnellement assigné.
Effectivement, l'apparence très abstraite des discussions qui ont eu lieu ne doivent pas cacher leurs enjeux réels: c'étaient bel et bien deux visions divergentes de la vie religieuse, de la morale et de la théologie qui s'affrontaient, deux islams très différents qui se disputaient la suprématie sur l'opinion de leurs coreligionnaires. Le mu'tazilisme apparut et se développa à la fin du VIIIe et au début du IXe siècle, et connut la faveur des milieux intellectuels urbains, notamment à la cour des califes. Il connut son apogée à l'époque du calife Ma'mūm qui régna de 813 à 833. Ce souverain très cultivé et éclairé inclinait lui-même vers une vision de la religion de type mu'tazi1ite. Il était en outre préoccupé de désamorcer la crise politico-religieuse opposant les Chiites modérés aux Sunnites, et voyait dans l'Islam des Mu'tazi1ites une "troisième voie" susceptible d'apaiser, à longue échéance, les esprits de ses sujets. Il s'entoura de conseillers mu'tazi1ites, dont le grand cadi Ibn Abī Du'ād et le mu'tazilisme devint la doctrine dominante de l'empire: le dogme de la création du Coran fut proclamé officiellement en 927.
Toutefois, cette tentative se solda par un échec profond. Le mu'tazilisme n'avait touché en fait qu'une classe restreinte d'intellectuels et de politiques, mais le petit peuple musulman et une bonne partie du personnel judiciaire resta fidèle au dogme du Coran incréé, à l'interprétation littérale du Coran et du hadīth, à l'idée de prédestination divine. L'opposition à la dogmatique mu'tazi1ite fut menée et symbolisée en la personne de Ibn Hanbal (m. en 855), savant et juriste réputé qui refusa d'accepter le dogme de la création du Coran, même lorsqu'en 833 ce refus devint passible de peines légales infligées par une sorte d'inquisition d'état: la persécution dont il fut l'objet ne fit que renforcer son prestige. Les deux successeurs de Ma'mūn maintinrent encore la suprématie du mu'tazi1isme, mais en 848, le nouveau calife Mutawakkil opéra une volte-face complète: le sunnisme devint la doctrine officielle de l'empire, Ibn Hanbal fut comblé d'honneurs, et le mu'tazilisme fut pourchassé à son tour. Il ne se relèvera pas de ces persécutions, -même si les siècles postérieurs connurent encore plusieurs grandes figures de théologiens s'en réclamant, comme Abū 'Alī Jubbā'ī (m. en 915), son fils Abū Hāshim Jubbā'ī (m. en 933) ou, beaucoup plus tard, le célèbre philologue Zamakhshari (m. en 1144).
Cet affaiblissement définitif du mu'tazilisme ne signifia pas pour autant la disparition de toute théologie spéculative en terre d'islam. L'étroit littéralisme de Ibn Hanbal et de ses partisans ne satisfaisaient pas de nombreux intellectuels musulmans, inquiets au demeurant de la progression de diverses formes de libre-pensée, de dualisme et de la pensée strictement philosophique. Le Xe siècle vit l'apparition d'une nouvelle forme kalām, respectueux de l'orthodoxie sunnite cette fois-ci dont le premier grand représentant fut Ash'arī.