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La Baïa dans la pensée politique et le droit public marocain classique

La Baïa dans la pensée politique et le droit public marocain classique

La nature de la Baï’a a été au centre de la préoccupation des jurisconsultes marocains (fuqaha) cependant bien placée dans chaque contexte dynastique et de doxa particuliers ainsi que des circonstances de succession spécifiques. L’argumentaire des plus éminents d’entre eux peut être ramené aux conditions qui donnent à l’institution de la Baï’a le caractère d’une obligation primordiale.

Il est évident que la qualification juridique de la baï’a n’est que formelle puisqu’elle n’est jamais détachable des positionnements « philosophiques » sur l’essence du pouvoir et « politique » à partir de la religion islamique sur son exercice et surtout sur les conditions que doit remplir celui qui présente le mérite de la charge du mandat et du leadership qu’elle octroie.

La controverse la plus attestée et la plus expressive en tant que prototype dont la proposition fait d’une façon récurrentielle surface dans la pensée juridique marocaine, est celle ayant existé entre deux fuqaha de la période Saadienne Yahia Al Hahi et Abu Mahdi ‘Issa Assuktani [1] à propos du serment d’allégeance prêté au sultan Saadien Moulay Zaïdane. C’est un choix peut-être arbitraire mais assez significatif.

Le premier défendait la « Baï’a conditionnée » (c'est-à-dire donnée selon un contrat synallagmatique, par échange de consentement et avec des dispositions précises d’un « donnant-donnant ») et le second réfutait cette conception en arguant que l’inconditionnalité du consentement à obéir se justifierait par des considérations, dirons-nous aujourd’hui, « d’ordre public » dans la mesure où il faut,dans la pensée d’Assuktani, éviter à tout prix le désordre, la fitna, et à ce niveau, la fonction des Uléma est ce fakih dynamique pour prodiguer conseil (Nush) [2] au gouvernant. Le contexte dans lequel s’exprime Assuktani est celui des troubles car il en fait une analyse très lucide [3] à son avis invoquant l’autorité des imams les plus confirmés en la matière et qui donnent la priorité au maintien de l’ordre public dans la communauté plutôt qu’aux schismes graves de conséquences…

La Baï’a implique en second lieu, selon Assuktani, un engagement irrévocable dans lequel toute dissidence est juridiquement exclue puisqu’au départ elle n’est soumise à aucune condition. Elle est donc absolue. Rappelons qu’il y a dans cette conception un arrière plan : le modèle de la baï’a accordée au prophète Sidna Mohamed.

Or, l’objet qui doit être poursuivi ici est de savoir quelles implications avait cet acte d’allégeance sur le droit dans toutes ses dimensions.

Toute lecture strictement juridique reste prisonnière de chaque phase historique dont les circonstances ont imprimé un élan particulier à l’exercice des hautes fonctions de l’Imamat Suprême selon des schémas varies. La difficulté (crise) qui a fait que la réforme vers un statut constitutionnel écrit n’a pas émergé au sein des contrées islamiques avant l’ère coloniale s’expliquerait par le fait que chaque baï’a a accordée un nouveau souverain constitue en soi à la fois une rupture et un renouveau constitutionnel. On s’inscrit ainsi dans le schéma historique cyclique « khadunien » que dans celui continu de l’Europe de l’Etat qui émerge du Moyen Age.

Il en résulte qu’on ne peut que suivre les méandres génératrices du schéma d’Al Mawerdi, de quelques jurisconsultes propres à chaque période analysée et corriger la nomenclature par la pensée historique (Al Ifrani, Azzayani, Annaciri, Ibn Zidane etc…) pour mieux qualifier la légitimité du pouvoir et surtout les modalités de son exercice bien inscrit dans leur temps. Serait-on ainsi dans le modèle constitutionnel coutumier anglais plutôt qu’écrit et rigide de tradition latine ?

A. Quels sont les repères historiques au Maroc et quelles sont les particularités marocaines ?

Quelques postulats historiques sont incontournables pour comprendre le présent.

L’histoire du Maroc obéit d’une manière frappante à une continuité (un continuum, disent les historiens) attestant que le pays est fait à partir d’une accumulation d’affluences et de brassages divers, s’étendant de l’Antiquité à nos jours et dont l’Histoire des dynasties successives notamment, représente une longue période dans laquelle l’Etat marocain, puise ses fondements. Ce qui donne à l’institution de la Baï’a toute sa dimension primordiale dans la relation qui lie le pouvoir politico-religieux à la communauté des croyants (la Umma).

Depuis les Idrissides (8e siècle av J.C) jusqu’à la dynastie Alaouite (dont est issue l’actuelle Famille Royale), la continuité évoquée se reflète, quelles que soient les vicissitudes historiques de chaque dynastie, dans les trois composantes essentielles qui font toujours l’assise de l’Etat marocain :

1. Une continuité religieuse à partir de l’Islam sunnite malékite, devenu le ciment d’une communauté qui était principalement dominée, pendant des siècles, par l’appartenance ethnique. L’Islam ayant ainsi acquis le statut de religion d’Etat depuis le 8e siècle après J.C.

2. Une continuité du mode de gouvernement puisque la gestion dynastique de la communauté est celui de la monarchie et ce quelle que soit la période considérée et sous des vocables synonymes ou équivalents (agallid, sultan, malik…).

Cette institution, probablement héritée des temps immémoriaux (anté-islamique), est la seule que les marocains aient historiquement connu depuis qu’un véritable pouvoir central et unificateur s’est graduellement formé. Mais ce mode politique est tout à fait compatible avec l’Islam justement par la règle de l’allégeance fondée sur le consentement réciproque en tant que contrat synallagmatique (v. plus loin).

3. Une troisième continuité réside dans l’idée que les habitants de cette partie du monde s’est faite de son espace territorial, de sa conscience d’appartenance à une même communauté (religieuse, linguistique, culturelle). C’est cette conscience commune d’avoir une même patrie qui a permis tôt de devenir un Etat-nation (Al Maghrib al akça : le pays de l’occident extrême). v. à ce sujet toute la chronologie relatant les différentes dynasties régnantes depuis le 8e siècle et celle des évènements).

C’est ce qui explique qu’à partir de ces trois composantes la devise actuelle du Maroc, bien inscrite dans la Constitution, est : Çááå ÇáæØä Çáãáß Dieu la Patriele Roi et formule synthétique des référentiels à la fois religieux et de souveraineté de l’Etat-nation moderne à partir de sa composante territoriale ;

Par référence trilogique à l’Islam (religion monothéiste), à la Patrie unissant une communauté de croyants (Umma), c.à.d une nation et enfin au Roi en tant que identifiait du régime de la monarchie, car légitimé par son statut de Commandeur des Croyants et par la Baï’a (allégeance), car la baï’a permet de légitimer que la Royauté est le garant symbolique et réel de la pérennité de l’Etat et de son unité.

B. Qu’est-ce donc la Baï’a ou la Moubaïa’a ? C’est l’acte d’allégeance [4] .

Les Prolégomènes Tome I p. 424 Ibn Khaldun la définit ainsi : « le mot Baï’a signifie prendre l’engagement d’obéir. Celui qui engageait la foi en faisant la baï’a, reconnaissait pour ainsi dire, à son émir le droit de gouverner, ainsi que tout le peuple musulman ; il promettait que, sur ce point, il ne lui resterait en aucune manière et qu’il obéirait à tous ses ordres, lui fussent-ils agréables ou non »…

C’est une chose bien essentielle à savoir, puisqu’elle nous permet d’apprécier l’étendue de nos devoirs envers le Sultan ou l’Imam ».

Dans « Les Actes Gouvernementaux… » Al Mawardi lui consacre tout un chapitre et qui offre un cadre conceptuel très élaboré.

Les marocains ont adopté la règle de la Baï’a pour introniser leurs rois sur la base coutumière exemplaire et sur le modèle de ce que les Compagnons du Prophète Sidna Mohammed ont entrepris lorsqu’ils exprimèrent leur allégeance, à Abou Bakr pour devenir Calife (successeur) sous le Préau des Beni Saaïda ÓÞíÝÉ Èäí ÓÇÚÏÉ , après le décès du Prophète.

Les marocains n’ont jamais rompu avec cette règle pour en adopter une autre parmi les règles coutumières ou écrites en vogue chez d’autres nations, depuis la Baï’a faite à Idriss ibn Abdellah Al Kamil, descendant de Fatima Zahra fille du Prophète et de ‘Ali son cousin), en l’an 172 de l’Hégire (751 après J.C) jusqu’à l’intronisation de S.M. le Roi Mohammed VI le 23 Juillet 1999 lorsque l’acte de la baï’a fut lu par le ministre des Habous et Affaires Islamiques d’alors et signé par la classe politique considérée comme une sorte de « grands électeurs » pour investir le nouveau Roi au sein de l’Etat.

L’acte d’allégeance a consisté historiquement au Maroc dans le fait, après le décès ou suite à la déchéance ou à l’abdication d’un Roi pour incapacité de répondre à ses obligations, que les Ãåá ÇáÍá æÇáÚÞÏ (ceux qui « lient et délient ») c.à.d les hauts responsables dans l’Etat et les notabilités de la Communauté des Croyants, se réunissent et se concertent (échangent la machoura) à propos de qui serait apte à être le monarque successeur selon les critères codifiés dans le fiqh (la science juridique musulmane).

Lorsqu’ils l’eurent choisi et décidé qu’il constituât ainsi la personne certaine de leur unanimité ÅÌãÇÚ , ils lui exprimèrent par consentement contractuel leur allégeance ( ÚÞÏæÇ áå ÇáÈíÚÉ ).

Toutefois, lorsque le candidat à la succession au Roi a été indiqué comme tel ãÚåæÏ áå ÈÇáÃãÑ du vivant du Roi défunt l’acte d’allégeance des représentants de la Nation n’est alors qu’un acte qui entérine une situation déjà acquise et renforce ainsi la continuité et la stabilité de l’Etat. (v. la désignation de SAR le Prince Moulay Hassan comme Prince Héritier du Trône par S.M. le Roi Mohammed V en 1957 et qui devint le Roi Hassan II ; v. également l’article de la Constitution de 1996 qui fixe les règles de la succession au Trône selon laquelle SAR le Prince Héritier Sidi Mohammed devint Roi après le décès de S.M. le Roi Hassan II en Juillet 1999).



[1] Voir Mohamed Darif : Tarik al fikr Assyassi bil maghrib… pages 167 et suivantes, Afrique-orient, 1989 Casablanca

[2] Remercions Dieu Qui a fait du prononcé de la vérité une fonction des prophètes et dont héritent parmi Ses Etres les Ulémas

"ÇáÍãÏ ááå ÇáÐí ÌÚá ÇáÕÏÚ ÈÇáÍÞ æÙíÝíÉ ÇáÇäÈíÇÁ æÃæÑËå ÈÚÏåã ãä ÎáÞå ÝÑíÞ ÇáÚáãÇÁ"

[3] « … puisque la propension à la tyrannie si elle se répandait est de loin moindre que celle de la dissidence dont résulteraient la déliquescence des êtres, des patrimoines, des honneurs, des croyances et la violations de la vie privée »

"ÅÐ ÛÇÆáÉ ÇáÌæÑ æÅä ÊÝÇÍÔ¡ ÃÞá ÈßËíÑ ãä ÛÇÆáÉ ÇáÎÑæÌ ÇáÐí íÊÑÊÈ Úáíå ÝÓÇÏ ÇáãåÌ æÇáÃãæÇá æÇáÃÛÑÇÖ æÇáÃÏíÇä æåÊß ÇáÍÑã"

[4] - allégeance : Obligation de fidélité et d’obéissance à un souverain, une nation (Dictionnaire Robert). Définition qu’il faudrait placer dans le contexte historique du Maroc, qui, bien que très différente du sens premier que l’allégeance avait dans la monarchie européenne qui est bien inscrite dans une articulation sociale pyramidale féodale et régulée aussi par l’Eglise n’en demeure pas moins proche dans sa finalité fonctionnelle du droit politique.



01/10/2007
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