Il Etait une Fois le Malhoun
Il Etait une Fois le Malhoun |
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Il ne fait aucun doute que le malhoun nous livre, à travers ses chantres, la plus élaborée des formes de versification en arabe dialectal marocain et par la même occasion, un imposant corpus de poèmes et de chants conservés et véhiculés par une double tradition orale et de manuscrits. Ce que l'on retient surtout, c'est qu'en plus des prouesses métriques et poétiques, il y a une référence à une culture populaire complexe où coexistent le religieux, le profane et le fantastique. Le poète du "Melhoun" doit continuellement reproduire l'équilibre entre le populaire et le savant ; d'abord en puisant dans tout ce que nous a légué la mémoire collective de la société, ensuite en embrassant la complexité poétique et en utilisant tous les éléments d'une rhétorique et d'une imagerie séculaire. L'ambiguïté du terme malhoun fonde l'opposition entre deux conceptions étymologiques : la même racine trilitère L.H.N. peut générer lahn (mélodie) et lahn (écart par rapport aux normes grammaticales et de déclinaison). D'ailleurs, le poète s'appuie sur les canevas mélodiques pour produire son texte, il est normal qu'il fredonne sa mélodie en forçant l'inspiration. Quant au Dr Abbas El Jirari, il fit remarquer qu'un bon nombre de "qçaïd" ont été destinées à la récitation simple et n'ont jamais été chantées; malhoun signifie par contre un certain écart vis-à-vis de la norme classique. Pour A. Jirari, la relation entre la versification et la mélodie n'est pas déterminante. En fait, les deux conceptions ne font qu'encadrer la question sans la cerner, elles peuvent se compléter et se combiner pour une meilleure approche. Il est vrai que le malhoun est, par beaucoup d'aspects, une variance, une inflexion des règles classiques, néanmoins il n'est pas le fruit d'une ignorance, mais un jeu délibéré des poètes. D'ailleurs certains poètes du malhoun écrivent dans les deux registres de la poésie classique et du malhoun : "Nous pouvons citer à titre d'exemples : Mohamed Benslimane et Si Thami Lamdaghri, le Sultan Moulay Hafid. Plus encore, le caractère délibéré du "Lahn-écart" est valorisé par l'image populaire rendu à certains poètes illettrés et non des moindres (Sidi Qaddour Al Alami et Jilali Mtired). D'autre part le côté chantant de la poésie est inévitable comme d'ailleurs dans toute la poésie anté-islamique. Le poète du malhoun, illettré ou pas, ne fait généralement pas usage de l'écriture pour composer, ni pour consigner ses productions. La créativité est, en effet, considérée comme une inspiration, une révélation. On peut même suspecter le prétendant poète quand il n'improvise pas ou quand il se croit obligé de consigner par écrit ses poèmes. Ce qui permet justement l'éclosion de l'inspiration, c'est une large diffusion qui a toujours été faite de la culture populaire, de la sagesse et du fond épique de la société. L'hétérogénéité des sources fait qu'on utilise à différents niveaux un lexique arabe dialectisé, la reprise des éléments classiques de la rhétorique et de certaines images poétiques, le parler local, l'usage d'argots et de langages codés, les emprunts aux langues étrangères ainsi que le répertoire des contes et des mythes (hikayât et azaliyât), et le corpus des soufis à commencer par "Les indices des grâces prophétiques". Les origines du malhoun se perdent avec les premières manifestations du "zajal", les premiers chanteurs ambulants, les premiers "meddahîn", ceux qui justement étaient appréciés pour leurs panégyriques et leur récitation des histoires coraniques perpétées et augmentées par l'imagination populaire. Des points de repères nous permettent pourtant de jalonner ce temps du malhoun, d'élucider ses lois et sa constitution. La première mention du terme malhoun selon Abbas El Jirari (al qaçida, 1969, p. 54) nous vient d'un poème de Mohamed Ben 'Ali Bou'mar (en 1519) : "Notre malhoun est une lampe éclairant le noir et ne manque à aucune demeure". Un substrat social et une décision du travail pérennisaient la pratique du malhoun: le poète n'écrivant pas ses propres poèmes, il s'appuyait su un compagnon "rawi" (rapporteur sachant écrire), sur un "khazzan" (conservateur et archiviste) et un "mounshid" (chanteur). L'âge d'or du malhoun commence avec Abdelaziz Al Maghrawi surnommé à juste titre l'arbre de la parole. Depuis ce grand poète du XVIème siècle, plusieurs générations de poètes ont assuré l'accumulation d'un savoir métrique et thématique et forgé un vocabulaire spécial. La liste des poètes comme celle des "qçaïd" sont impressionnantes. Déjà en 1970 on en recensait grossièrement quelque cinq mille. Traitant de tous les thèmes poétiques courants, les "qçaïd" retrouvent grosso modo quatre catégories de thèmes : la foi et ses multiples dimensions, la "jalsa" et la dimension ludique, les thèmes sociaux ainsi que les thèmes relevant les aspects documentaires, historiques et politiques. On connaît généralement les "qacida asshaqi" (d'amour) Fatma, Ghita etc., on connaît peu les poèmes relatant l'histoire politique comme celle où Wald Rzin a rapporté l'expédition de Napoléon en Egypte (al qacida al Misriya) ou encore celle de Driss Lahnash concernant la guerre maroco-espagnole de Tétouan en 1859 ou toutes les "qcaïd" divinatoires appelées "Jafriyat" qui sont en fait un mélange de satire et de prévisions politiques et sociales et la qcida (voir Laâmiri et Al Mouaqqit de Marrakech. "Asoubhan Allah" reprise par Nass El Ghiwane. Pourtant, le personnage désormais au devant de la scène n'est plus le poète mais le chanteur. A l'époque contemporaine, des artistes de la trempe de Haroushi, Bouzoubaâ père, Benghanem, Guennoun, Toulali, Boucetta, valent autant par leurs qualités artistiques que par l'étendue de leur répertoire et les textes qu'ils ont la charge d'expliciter. L'évolution vers le spectacle ne sert malheureusement pas le malhoun qui est un art du sens et du texte. Ce trésor, plusieurs fois séculaire, est menacé car le substrat social qui le soutenait voit ses liens se distendre, et le passage au divertissement auquel sont condamnés les arts traditionnels ne peut en aucun cas nous rassurer. Il est demandé aux dépositaires de ce corpus, de cette magnifique récitation modulante, de s'investir dans la qualité et de continuer leur mission. A la charge de nous tous de sonner l'alarme, d'œuvrer par tous les moyens pour que nos artistes ne soient pas obligés de sombrer dans la banalité. Nous suggérons que soit tout d'abord établi un véritable catalogue général du malhoun comme l'avaient demandé les participants à l'unique Congrès national sur le malhoun (Marrakech 1970) et de faire en sorte qu'un véritable développement endogène soit favorisé, suscité et encouragé. On peut démontrer aisément que les contre-performances actuelles du malhoun tiennent plus à la raréfaction des talents qu'au potentiel plutôt prometteur du genre. Un effort doit être fait dans le choix des poèmes à diffuser, dans le style et la manière d'interpréter musicalement, dans la modulation raisonnée de la récitation et des agencements rythmiques, et finalement du côté de l'esthétique, il nous manque une véritable pédagogie du beau. La question n'est, d'ailleurs, pas seulement musicale, dans les milliers de poèmes encore largement manuscrits et relativement accessibles, il y a toute l'histoire sociale et les éléments philologiques et linguistiques pour une meilleure compréhension de notre culture. Ahmed Aydoun (Musicologue) |