France-Maroc, Rafale: les dessous d'un fiasco
France-Maroc, Rafale: les dessous d'un fiasco
En avril 2007, le contrat était presque signé: le Maroc devait acheter 18 de ses avions de combat vedettes à Dassault. Six mois plus tard, Nicolas Sarkozy a atterri ce lundi au Maroc, pour une visite d'Etat de trois jours, sans espoir de reprendre ce formidable marché aux avionneurs américains. Récit d'un gâchis diplomatico-commercial.
Un certain nombre de contrats seront signés, nous l'espérons... Inch' Allah", avait promis David Martinon, porte-parole de l'Elysée. Pourtant, lorsqu'il s'est envolé pour Marrakech, ce lundi 22 octobre, Nicolas Sarkozy avait bien conscience que ni le lustre qu'entendent donner à son voyage les autorités marocaines, ni les cérémonies prévues pour honorer la "grande amitié" entre le royaume chérifien et la France, ni la série de contrats que le chef de l'Etat devait parapher ne parviendraient à faire oublier l'échec du Rafale. C'était le "contrat imperdable" par définition: le roi du Maroc n'en avait-il pas fait la promesse à Jacques Chirac, au début de 2006? Tellement "imperdable" qu'un protocole d'accord a même été signé entre les deux pays, à la mi-avril 2007: le document de deux pages dort aujourd'hui dans un coffre de la Direction générale de l'armement (DGA). Le contrat de plus de 2 milliards d'euros aurait pourtant soulagé notre balance commerciale si déficitaire. Surtout, il aurait mis fin à une série d'échecs du Rafale sur les marchés extérieurs, en donnant à l'appareil sa première référence à l'exportation. Autant de raisons qui expliquent l'activisme, pendant près de dix-huit mois, des négociateurs français pour arracher cette vente. Sans réussir à empêcher les Américains de surgir en bout de course et d'être désormais sur le point de leur damer le pion, avec leurs bons vieux F16... Aujourd'hui, ils n'ont pas de mots assez durs, en privé, pour fustiger l'incompétence et la légèreté de l'Etat, à l'origine de cet immense gâchis diplomatico-commercial. Retour sur les dessous de ce fiasco.
Mars 2006. En visite en Algérie, le président Vladimir Poutine peut sourire: son allié traditionnel vient de signer l'acquisition de 70 avions de chasse russes. Un réarmement massif, susceptible de remettre en cause l'équilibre de la région. Pour le roi du Maroc, Mohammed VI, il est urgent de moderniser la flotte aérienne de son pays. Sa Majesté s'engage auprès de Jacques Chirac, dont il est très proche, à acheter un escadron d'avions de combat modernes. Un joli marché pour la France, qui entame les négociations. Avec une première interrogation: quel matériel proposer aux Marocains? Des Mirage 2000-5, parfaits pour assurer la police du ciel? Mais son fabricant, Dassault, a arrêté la ligne de production de cet avion il y a cinq ans. La France propose donc de racheter des appareils au Qatar, de les moderniser et de les revendre aux Marocains, pour un prix avoisinant 1 milliard d'euros. Compliquée, l'opération bute sur plusieurs obstacles: les Qataris ne possèdent que 12 avions qu'ils n'ont guère envie de vendre. Côté marocain, on insiste pour acquérir des avions neufs.
La solution "Mirage" est donc abandonnée, et les discussions s'orientent, dès avril 2006, sur le Rafale, certes beaucoup plus cher, mais du dernier cri technologique. Avec, côté français, un argument massue: vu l'efficacité du Rafale, les Marocains peuvent n'acheter que 18 exemplaires, au lieu des 24 avions initialement envisagés. La négociation démarre, ou plutôt les négociations, car le représentant de la DGA et les industriels vont mener chacun de leur côté des pourparlers. Pis: les représentants de Dassault, qui mettent sur la table, en juin 2006, une offre ferme de 1,83 milliard d'euros découvrent qu'un émissaire de la DGA a déjà parlé prix avec le client marocain, évoquant une somme inférieure de 300 millions... De quoi déconcerter le général Ahmed Boutaleb, le patron de l'armée de l'air marocaine, en charge de la négociation. "Nous n'avons pas su arbitrer entre une approche d'Etat à Etat et un contrat purement commercial mené par l'industriel", regrette un haut fonctionnaire. Ce flou artistique provoque, à la fin de l'été 2006, la colère des dirigeants de Dassault... Non sans effet.
Un nouveau directeur international est nommé à la DGA début décembre: cet ancien de Bercy, grand spécialiste du monde de la défense et des pays arabes, tente de remettre le contrat sur de bons rails. Pour éviter les ratés précédents, il joue la carte de la transparence: chacune de ses entrevues avec le client marocain donne lieu, dans les vingt-quatre heures, à un compte rendu adressé au ministère de la Défense, à Bercy, au Quai d'Orsay, à Matignon, à l'Elysée, et, bien sûr, aux industriels. Entre-temps, les exigences marocaines ont alourdi la facture, qui dépasse maintenant les 2,6 milliards d'euros... Soit 5 % du PIB marocain! Trop cher. Les équipes constituées autour du Rafale planchent, jour et nuit, pour revoir leur offre technique. Et, fin janvier 2007, Paris est en mesure de présenter une offre plus réaliste au Maroc. Le courant passe mieux entre Paris et Rabat: le roi et Jacques Chirac s'entendent pour boucler la négociation au plus tard le 15 avril, soit quelques jours avant l'élection présidentielle française.
Les réunions vont alors s'enchaîner car tout n'est pas réglé, loin de là. Outre un changement d'interlocuteur au Maroc, les négociateurs français acquièrent la preuve, en mars 2007, que la concurrence américaine tente de s'immiscer dans le jeu. Non seulement Lockheed Martin a demandé à une banque de lui bâtir une proposition pour le Maroc, mais des militaires marocains ont eux-mêmes sollicité le fabricant yankee. Autre épine: la question du financement. Depuis le début des pourparlers, les Français ont cru que le Maroc bénéficierait du soutien d'un généreux sponsor - on évoque l'Arabie saoudite ou des Emirats... Une simple rumeur, ni confirmée ni démentie par Rabat. Mais l'ambiguïté n'a jamais été levée, jusqu'à ce jour de la mi-avril, où le négociateur français reçoit un coup de fil du général Abdelaziz Bennani - le chef des Forces armées royales - lui demandant de se rendre dans la capitale marocaine. Sur place, les deux parties signent un document de deux pages, véritable protocole d'accord, précisant le prix (2,132 milliards d'euros), le nombre d'avions (18) et l'offre technique. Mais sur le papier figure une condition suspensive: l'octroi par la France d'un financement.
Cette fois, le mythe du mystérieux sponsor a vécu! Or Bercy hésite à avancer les fonds: en versant 2 milliards d'euros pour l'achat des jets militaires, la Coface, l'organisme de financements publics, risquerait de déséquilibrer ses comptes et placerait le Maroc - déjà titulaire d'une ardoise de 800 millions d'euros - au même niveau que la Chine. Le ministère des Finances, ennuyé à l'idée de créer "un gros grumeau" marocain, traîne les pieds. Le dossier atterrit à l'Elysée. Mais, à quelques jours du premier tour du scrutin présidentiel, Jacques Chirac refuse de donner sa bénédiction au contrat. Il préfère laisser à son successeur le soin de trancher. Oubliant un peu vite que c'est à lui que Mohammed VI, avec lequel il entretient des relations quasi familiales, avait fait la promesse d'acheter des avions français. "Il fallait boucler cette vente sous Chirac, car nous savions qu'après ce ne serait plus pareil", confie, aujourd'hui, amer, un membre du "Rafale Team". La fenêtre d'opportunité vient de se refermer à moitié. Elle ne s'ouvrira plus.
Le jour de sa nomination, François Fillon, nouveau locataire de Matignon, trouve sur son bureau le dossier marocain. Cette fois-ci, la balle est dans le camp de Paris: oui ou non, la France accepte-t-elle d'octroyer au Maroc un financement pour les 18 avions? Il faudra trois mois aux autorités françaises pour arbitrer. Trois longs mois d'indécision, de blocages, de rivalités entre ministères. On se demande s'il ne vaudrait pas mieux garder cet argent public pour d'autres projets civils au Maroc, comme un TGV ou des centrales nucléaires. Matignon réclame des études supplémentaires, n'hésitant pas à mettre en doute l'existence de la concurrence... En face, les Etats-Unis profitent de ce flottement et déposent, fin mai, une offre au Maroc portant sur des avions d'occasion. Quelques jours plus tard, ils reviennent avec une proposition de 24 appareils F16 neufs, au prix de 1,6 milliard d'euros. Washington dépêche, entre juin et août, une kyrielle de membres du gouvernement, de diplomates, de militaires, ainsi que le directeur du FBI, et fait passer au roi un message du président Bush, lui signifiant son soutien actif sur la question du Sahara occidental.
Pourtant, Paris ne semble pas s'émouvoir de cet activisme. Fin juin, Matignon, qui cherche à alléger la note, envoie encore un émissaire au Maroc, pour proposer de réduire le contrat de 18 à 12 avions. Refus du général Bennani, qui comprend mal les atermoiements français. A l'inverse, les Etats-Unis mettent le paquet sur le plan financier. Ainsi, non seulement le Maroc obtient un crédit quasi gratuit de vingt ans, mais l'oncle Sam octroie une aide de 697,5 millions de dollars au titre du "Millenium Account Challenge".
De plus en plus inquiets des lenteurs étatiques, les négociateurs français espèrent encore que le Président, attendu au Maroc à l'issue d'un périple en Algérie, les 10 et 11 juillet, saura convaincre le Roi. Mais quelques jours avant son départ, l'étape marocaine est étrangement annulée, à la demande des autorités locales, pour être reportée au mois d'octobre. On évoque alors un coup de froid entre Paris et Rabat, le roi ayant pris ombrage du déplacement présidentiel en Algérie. "Je suis persuadé qu'il s'agissait en fait d'un coup monté de la part du 'clan américain' au sein des militaires marocains, voulant éviter toute possibilité pour la France de conclure la vente", analyse l'un des proches du dossier.
Les derniers espoirs tricolores s'envolent au milieu de l'été. Certes, l'Elysée donne son feu vert au financement des Rafale vers la mi-juillet, et le vice-amiral Edouard Guillaud, chef d'état-major particulier de Nicolas Sarkozy, téléphone immédiatement au général Bennani pour lui annoncer la bonne nouvelle. Mais la ligne avec Rabat ne répond plus. Tout l'été, les équipes françaises s'activent, jusqu'au sommet de l'Etat, pour rétablir le contact, tandis que Bercy mouline ces chiffres. Début septembre, en guise de baroud d'honneur, deux négociateurs s'envolent pour Rabat, avec une ultime offre à 1,8 milliard d'euros. Cette fois-ci, tout y est: le prix, le financement, le nombre d'avions et, en prime, un accord politique plus global avec le Maroc. Trop tard: le rouleau compresseur américain est déjà passé. Et les "Dassault boys", qui ont assisté, impuissants, à la transformation de l'Etat en une machine à perdre, sont furieux. Fin septembre, le constructeur annule sa participation au salon aéronautique de Marrakech, qui devait constituer un temps fort de la visite présidentielle. Le cœur n'y est plus. Sauf miracle, le contrat imperdable semble, cette fois-ci, bel et bien perdu. En privé, les accusations fusent: "Un avion trop cher", disent les uns; "Une administration incompétente et inefficace", répondent les autres. Chacun attend la fin du voyage de Nicolas Sarkozy pour régler ses comptes. Une chose est sûre: après un tel gâchis, l'ensemble du dispositif des ventes d'armes est à revoir, et très vite. Avec, pourquoi pas, la mise en place d'une war room à l'Elysée. En attendant, le Rafale va devoir trouver une nouvelle piste d'envol. En Libye, par exemple, où il sera présent, du 29 au 31 octobre, au salon aéronautique de Tripoli.
Source: L'Express