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Ibn Rochd 2

Ibn Rochd
 
Ibn Rochd, qui connaissait parfaitement la loi musulmane et la philosophie grecque et à qui n’échappait pas les circonstances politiques qui avaient motivé la condamnation d’al-Ghazali, procéda résolument à l’éclaircissement du rapport entre la religion et la philosophie. Il chercha à déterminer, en sa qualité de jurisconsulte, la position de la Loi islamique envers les " sciences anciennes " d’une part, et d’autre part à rétablir le rapport entre la religion et la philosophie et à " ôter la confusion " du discours d’Aristote et de ses traducteurs. Il s’agissait de redéfinir le rapport entre le " moi " islamique et " l’autre " philosophique. Ibn Rochd consacra à ce projet plusieurs ouvrages dont le fameux " Tahafut al-tahafut " (l’incohérence de l’incohérence), dont le propos était d’opérer la négation de la négation, et de réaliser le dépassement d’un discours fallacieux qui désigne comme contradictoires, antagonistes, des choses qui ne se distinguent que par ce qu’elles marquent leur différence.

Pour mieux percevoir l’importance de ce dépassement rochdien et souligner son indéniable actualité, tâchons de relever les principes épistémologiques sur lesquels s’appuie notre philosophie. Ces principes ont une valeur universelle. Ils peuvent être investis par tous les ensembles culturels qui souffrent de l’emprise de rapport d’adversité et d’hostilité, comme c’est aujourd’hui le cas de l’Europe et du monde arabe, pour rétablir leurs liens :

Comprendre l’autre dans son propre système de référence :

Le premier peut être traduit dans notre langage d’aujourd’hui par la nécessité de comprendre " l’autre " dans son propre système de référence, nécessité qui s’exprime chez Ibn Rochd par l’application d’une méthode axiomatique dans l’interprétation du discours philosophique des anciens. S’adressant à al-Ghazali qui veut à tout prix montrer " l’incohérence " du discours des philosophes, Ibn Rochd écrit : " il est recommandé à tous ceux qui ont choisi la recherche de la vérité (...) lorsqu’ils se trouvent devant des affirmations qui leur paraissent inadmissibles, d’éviter de rejeter systématiquement ces affirmations, et d’essayer de les comprendre à travers la voie dont ceux qui les posent prétendent qu’elle mène à la recherche de la vérité. Ils doivent consacrer pour arriver à un résultat décisif, tout le temps nécessaire et suivre l’ordre qu’impose la nature de la question étudiée ". C’est en suivant ce procédé méthodique que le philosophe parviendra à comprendre les questions religieuses de l’intérieur du discours religieux, et que l’homme de religion parviendra à appréhender les thèses philosophiques de l’intérieur du système dans lequel elles s’insèrent.

J’ai toujours insisté, en m’adressant à mes compatriotes arabes, sur la nécessité de respecter ce principe dans notre démarche pour rétablir le dialogue entre notre tradition culturelle et la pensée contemporaine mondiale, et pour définir une manière d’assumer notre rapport à l’une et à l’autre. Mais il faut reconnaître aussi que l’image que se fait l’Occident du monde arabe et de l’Islam en général ne prend pas non plus en compte ce principe méthodique fondamental, et que de ce fait elle ne parvient pas à rendre compte de la réalité arabe dans sa particularité et sa spécificité.

Empruntons donc les uns et les autres, européens et arabes, la méthode axiomatique d’Ibn Rochd pour pouvoir enfin comprendre " l’autre " dans son système de référence. Seul cette approche intra-culturelle nous permettrait d’accéder à une compréhension mutuelle profonde. Nous verrions alors dans les deux rives de la Méditerranée de simples bords d’un même " fleuve ", comme ce fut le cas au temps d’Ibn Rochd. En effet, l’expression " les deux rives " (al-adwataan) s’appliquait alors, à la fois, à celles de Tanger et de Gibraltar et à celles d’Oued (rivière) Fès, qui divisait cette ville en deux rives habitées, l’une par d’andalous, l’autre par des " kairouanais ", originaires de Kairouan en Tunisie appelée à l’époque Ifriquia, comme si l’Europe et l’Afrique n’étaient que deux rives d’une même rivière.

Le droit à la différence :

Le deuxième principe qu’il nous faudrait emprunter à Ibn Rochd pour rétablir un rapport fécond entre l’Europe et le monde Arabe, c’est ce que nous appellerions aujourd’hui " reconnaître le droit à la différence ". C’est ce principe que notre philosophe applique dans sa démarche visant à redéfinir les liens pouvant exister entre la religion et la philosophie. Il reproche à Ibn Sina (Avicenne) d’avoir nui tant à la religion qu’à la philosophie par son syncrétisme qui consistait à intégrer les principes de la religion dans la religion dans ceux de la philosophie, ce qui ne pouvait avoir que des conséquences graves : sacrifier soit les principes de la religions, soit ceux de la philosophie, voire les écarter tous pour tomber dans un scepticisme sans issue. Il défend énergiquement la non-contradiction des vérités religieuses et philosophiques, car " une vérité, dit-il, ne contredit pas une autre, mais s’accorde avec elle et témoigne en sa faveur ". Cependant, concordance ne veut pas dire équivalence, et témoigner en faveur d’une chose ne veut pas dire s’identifier avec elle. Le droit à la différence doit être respecté.

Compréhension, tolérance et indulgence :

Ceci nous amène au troisième principe de l’épistémologie rochdienne que nous voulons mettre en relief. C’est un principe à caractère méthodologique et éthique tout à la fois : la compréhension, au sens de tolérance et d’indulgence.

Notre philosophe reproche à al-Ghazali de ne pas respecter, dans ses objections aux philosophes, les règles du dialogue visant à la recherche de la vérité. Al-Ghazali disait : " mon but était de mettre en doute leur thèses (celles des philosophes), et j’y ai réussi ". Et Ibn Rochd de répondre : " ceci n’est pas digne d’un savant. Car un savant en tant que tel ne put avoir d’autre but que de rechercher la vérité, et non de semer le doute et de rendre les esprits perplexes ".

Répondant à ceux, parmi les savants musulmans, qui voyaient dans les sciences des anciens des opinions qui ne s’accordent pas avec l’esprit de l’Islam, notre philosophe déclare : " Il nous faut, lorsque nous trouvons chez nos prédécesseurs des nations anciennes, une théorie réfléchie de l’univers conforme aux conditions qu’exige la démonstration, examiner ce qu’ils en ont dit, ce qu’ils ont affirmé dans leurs livres. Si ces choses correspondent à la vérité, nous les accueillerons à grande joie, et nous leur en serons reconnaissants. Si elles ne correspondent pas à la vérité, nous le ferons remarquer, mettrons les gens en garde contre elles, tout en excusant leurs auteurs ". Car dit-il : " faire justice consiste à chercher des arguments en faveur de son adversaire comme on le fait pour soi-même ".

Tels sont à mon avis les principaux éléments d’une épistémologie de dialogue rochdienne. Le propre de cette épistémologie est de définir une manière de dépasser ou du moins d’apaiser l’antagonisme dans le rapport d’altérité, rapport du moi à son autre.

A une époque où les idéologues de l’après-guerre froide cherchent à faire du prétendu " Choc des civilisations " la réalité de demain et de l’Islam le plus propre à jouer le rôle de " l’autre " de l’Occident, son futur ennemi après l’effondrement du communisme, il est du devoir de tous les défendeurs de la paix dans le monde de lutter contre cet état d’esprit qui sème la méfiance et appelle à l’hostilité.

Et si l’on ajoute à cet état d’esprit " occidental " ce que j’appellerai la psychologie du colonisé face à son ancien colonisateur qu’alimente encore le comportement hégémonique de plusieurs puissances occidentales, on peut conclure que la paix, la stabilité et surtout la confiance, dépendront beaucoup de l’épanouissement d’un dialogue basé sur une épistémologie de compréhension mutuelle telle que nous venons d’en esquisser les grands traits et dont le père-fondateur restera sans doute le grand philosophe andalou Ibn Rochd.


17/10/2007
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